lundi 7 mai 2012

Journey, l'interaction narrative


S'il est un serpent de mer du game design, c'est bien l'utilisation de la narration dans les jeux, et d'un façon générale l'hétérogénéité systématique dont elle fait preuve avec l'interaction.

Il faut bien reconnaitre que Journey, le dernier chef d’œuvre de Thatgamecompany (Flow, Flower) est une des rares solutions efficace implémentées à ce jour.


Et d'abord, pourquoi cette obsession de la narration dans le jeu?
les raisons sont très diverses. La bonne consiste à utiliser une référence populaire pour se reposer sur les codes véhiculés par cette référence. Dans les films un levier ouvre un passage, une corde sert à monter, une voiture est un explosif instable (dans la réalité, les leviers n'existent pas, les cordes sont le pire moyen pour grimper, et les voitures n'explosent jamais). Les mauvaises, ce sont toutes les autres: tenter de séduire le joueur par un thème populaire, masquer un gameplay de babouin, justifier les règles de son gameplay, créer une IP à tout prix, faire comme les autres, se prendre pour un réalisateur de cinéma...

Mais un jeu ce n'est pas une histoire que l'on raconte,  c'est une histoire que l'on vit. Et dès lors commence un drame conjugal entre la narration et l'interaction, forcées de cohabiter dans un seul média, sans se comprendre, et trop souvent sans se parler.

Pourquoi il y a-t-il conflit? En fait, tout vient d'un malentendu. On imagine que la narration complètera l'interaction en lui donnant un sens.

Mais c'est oublier que le jeu crée lui aussi de la narration. Toujours. Elle n'est peut être pas sous une forme très romanesque, mais le joueur créé une histoire à mesure qu'il joue. "je me déplace à droite, j'esquive ce tir d'envahisseurs. Je tire au travers de mon propre bloc de protection, les envahisseurs ne s'attendaient pas à tant d'audace, mon tir surprend le dernier de la vague. Mais déjà la vague suivante arrive..." Telle est l'histoire qui s'écrit alors que l'on joue (bien) à Space invaders. Elle est inintéressante, répétitive, mais elle se créé à mesure des interactions du joueur.

On se retrouve donc avec 2 histoires qui cohabitent dans le même jeu. Et c'est le drame car elles ne peuvent pas se contredire. Donc soit ces deux histoires sont totalement décorrélées, et on a une alternance de phases de cinématiques et de jeux totalement parallèles (ex: Catherine), soit l'histoire avance dans les cinématique, distribue des codes utiles pour la phase de jeu suivante, puis une nouvelle cinématique et on avance comme ça dans le jeu, en pointillés en s'obligeant à faire converger l'interaction vers la prochaine cinématique (Assassin's creed pour n'en citer qu'un). Parfois ce n'est pas désagréable, et quelques fois plutôt réussi (Mass Effect), mais il faut déployer une incroyable quantité d'énergie de développement juste pour se compliquer la vie. Tout cela est-il bien sérieux?

Dans Journey, on assiste un peu au contrepied de ces méthodes. Le jeu commence sur un homme-poncho, assis dans un désert. Au loin une montagne d'où part un rayon vers les cieux, une étoile en sort et survole poncho-man. Le jeu commence et plus une lettre ne sera affichée, plus une parole prononcée jusqu'au générique de fin. On ne dit ni ce qu'il s'est passé avant, ni ce que l'on attend de nous. Rien.

Le joueur n'a de cesse d'avancer jusqu'à atteindre son but. Ce faisant, il a vécu une histoire, compris un univers, juste par ses actions.
Alors oui, Journey sacrifie un peu au rite de la cinématique: dans chaque niveau le poncho s'assoit et regarde une tapisserie dessiner son aventure. Ce qui sauve le jeu, c'est que ces cinématiques ne sont pas explicites. Elles évoquent plus qu'elles ne racontent. Elles auraient très bien pu ne pas être dans le jeu.

Mis à part ça, le jeu est un exemple de narration par l'action. Le joueur traverse des environnements et se joue de l'adversité pour avancer jusqu'à la fin. Cela a l'air très classique, mais cependant, une fois le jeu fini, l'histoire qu'il a raconté est riche, et même très émouvante.

Pour témoignage, cette video de Brod3o qui se film alors qu'il vient de finir le jeu. Croyez moi, son émotion n'est pas exagérée. Il n'y a pas beaucoup de jeux qui font ça.


Alors comment ça marche?

Il faut bien reconnaître qu'il est difficile de dire si c'est le gameplay, la technologie ou l'univers qui prime dans ce jeu tant les trois sont incroyablement intriqués.

Quelle est cette histoire qui nous émeut tant?  Elle semble taillée pour coller à son format d'interaction: un trajet sous forme de niveaux qui s’enchaînent et forment une allégorie de la vie, avec tout le tremblement, mort et résurrection inclues. Le jeu nous montre que- comme pour la vie- plus que la destination c'est le voyage qui importe (souvenez-vous, le titre du jeu...), les choix que l'on fait et surtout les rencontres faites en chemin . Car oui, cerise sur le pompon, le jeu exploite le multi-joueurs de façon très originale, on croise les autres joueurs, sans pouvoir parler de mode coop, on peut communiquer mais juste en émettant un signal unique. On ne connait pas l'identité des autres, mais on sait quand ils sont différents. Les autres joueurs servent involontairement la narration. A la fin du jeu, l'identité des autres croisés en chemin est révélée dans un générique, comme pour confirmer qu'ils ont été les acteurs de cette histoire.


L'univers aide aussi à construire l'histoire. Certes, il est très original, mais aussi très simple. Rapidement les règles s'imposent dans ce monde dépouillé: une opposition entre le tissus et la pierre (métal?), et comme conjonctif entre les deux, le sable, à la fois fluide et minéral, omniprésent. Des ruines sont là pour donner la notion d'un passé où l'une des faction semble avoir dominé, et qui impose celle du joueur, personnage composé entièrement de tissus, comme dominant le présent. En jouant on comprend vite quelques règles de l'écosystème, qui est le prédateur de qui, et c'est à peu près tout. Cet univers, libre de complexité est aussi un atout pour vivre la narration. On émet des hypothèses, on observe, on devine. Les actions s'appuient sur les règles que l'on comprend au fur et à mesure, et ces révélations étayent et enrichissent l'histoire que l'on vit, jusqu'à la fin où l'on imagine même que tissus et pierre sont les deux faces d'une même chose.


Les graphismes? il suffit de les regarder. Qu'on les apprécie ou non, force est de constater qu'ils forment un ensemble très cohérent, et surtout qu'ils ne servent que le propos de la narration. Rien n'est inutile. Pas de personnage avec des muscles sur les muscles et la tête du bellâtre cinématographique du moment. Pas d’héroïne au caractère aussi ferme et saillant que sa mamelle, mais à la place, un homme-poncho fantomatique. Les graphismes et les niveaux s'appuient sur de sérieuses références et il n'est pas difficile de comprendre que Matt Nava et Aaron Jessie ont d'autre horizon culturel que Final Fantasy et Iron Man.

Un de ces héros a été crée par un studio indépendant. Un indice: c'est le seul qui n'a pas de poils au menton.
La musique est du même tonneau. Diablement belle, mais qui se fond dans l'ensemble. C'est l'opposé de ces orchestrations tonitruantes qui pillent John Williams en tentant de s'imposer au joueur.

Le gameplay lui aussi est très simple, et seuls quelques tutoriaux inutiles ajoutés à la va-vite nous rappellent pourquoi il n'y avait rien dans Mario pour nous expliquer les touches. Heureusement ils ne doivent pas cumuler 5 secondes d'affichage sur l'ensemble du jeu. On se déplace, on peut sauter de façon limitée, et on peut appeler pour faire réagir ce qui est en tissus autour du personnage. Pas de tir, d'esquive, de straff ou de changement d'arme. Simple. Pour le reste on est dans du connu, de la plateforme qui joue avec la nature des surfaces (toujours le triptyque sable - pierre - tissus). On démarre à un point du niveau et on cherche à en atteindre la fin. Quasiment tout repose sur le plaisir de l'exploration, mais l'action est au rendez-vous, et le moindre des rares ennemis fait tout son effet. Au final l'observation et la compréhension de l'environnement sont plus utiles que la dextérité. Joie! une jeu de plateforme où l'on se sent intelligent.

la techno sert le propos comme rarement cela a été vu. Le moteur Phyre de Sony, à l'origine prévu pour être le pendant pauvre du ICE engine (God of War, Ratchet & Clank, Uncharted...) est exploité là avec talent. Le sable est du jamais vu et renouvelle l'exploit de l'herbe de Flower. C'est beau tout en étant discret, cela participe à cette ambiance de simplicité et de dépouillement. Reste qu'il ne fait pas non plus dans la démesure nextgen: pas d'affichage à 300Km, pas de foule de 800 aliens qui courent en tous sens sans se percuter, pas d'effets de normal maping à gogo.

C'est une phase de jeu, pas une cinématique où l'on se compte les poils sur l'avant-bras en attendant que ça passe.
Alors faisons le point: une histoire que l'on vit, mais qui est relativement classique (la vie, la mort, tout le bazar...), un univers original mais dépouillé, une technologie et des graphismes originaux mais finalement discrets. Et si Thatgamecompany avait compris cette recette qui date de Zork: laisser la place à l'imagination. Car elle est là la formule miracle. Le jeu ne raconte pas l'histoire, il ne la montre pas dans des cinématiques. Il n'y a pas d'autre narration que celle vécue par le joueur. Et ce n'est pas un hasard si le jeu ménage des espace où son esprit peut, et a envie de vagabonder, comme le font les bons films.

Pour créer dans un jeu de l'émotion comme dans un film, il faut justement ne pas faire de film. Il faut faire confiance à l'histoire que va raconter l'interaction, et mettre tout en oeuvre -univers, technologie, graphismes, musique et gameplay- pour aider le joueur à transformer cette interaction en histoire.

Une recette miracle? Il serait donc possible de faire la même chose sur toutes les productions? Pas si simple. Pour bâtir un projet comme Journey, il faut constamment itérer entre l'univers, la techno et le gameplay et tout tirer de ces trois éléments pour bâtir son histoire, qui sera vécue en jouant. C'est facile à dire, mais les productions d'aujourd'hui, beaucoup plus séquentielles, consistent à d'abord concevoir un univers, puis concevoir ou adopter une technologie, puis implémenter le gameplay comme une dernière couche. Difficile de changer les habitudes.


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